LE MONDE CULTURE ET IDEES
28.05.2012 à 12h23 • Mis à jour le 28.05.2012 à 12h23
Par Propos recueillis par Frédéric Bobin
Sunil Khilnani, 51 ans, né à Delhi, est l'un des politologues indiens les plus respectés. Son essai sur L'Idée de l'Inde (Fayard, 2005) est devenu un classique. Il est le directeur du King's India Institute au King's College de Londres.
Avec la Chine, l'Inde incarne l'émergence du Sud face à un Occident en crise. Mais ce modèle indien de croissance, vanté comme tel en Europe, commence à susciter des interrogations sur sa pérennité. Pourquoi ?
L'Inde est en train de vivre une transformation qu'ont connue avant elle l'Europe, la Russie et, plus récemment, la Chine, à savoir le passage d'une société agraire à une société industrielle. Mais en Inde cette transition se produit dans un cadre démocratique. C'est unique dans l'histoire de l'humanité. Ailleurs, cette transformation s'est accompagnée de révolutions, de guerres civiles, de conflits majeurs.
Plus de soixante ans après la naissance de la République indienne, notre histoire arrive à un tournant. Nous avons enregistré des succès (système démocratique, croissance économique), mais ces succès posent de nouveaux problèmes : la fantastique croissance de l'économie est mal distribuée et il y a des inégalités entre riches et pauvres, entre Etats de la fédération, entre hommes et femmes. Nous sommes en pleine transition historique, sociale et politique.
Après avoir atteint 9 %, la croissance indienne est en train de se tasser à 6 %. Ce ralentissement suscite de nombreuses critiques, notamment dans les milieux d'affaires. Certains estiment même que la "success story" indienne est derrière nous. Ont-ils raison ?
Je ne pense pas que cette success story soit terminée. Ce qui est vrai, c'est que cette croissance entre dans des eaux incertaines. La période est difficile car nous ne créons pas assez d'emplois. Des millions de jeunes débarquent chaque année sur le marché du travail, mais ils sont insuffisamment formés. Le niveau d'investissement en Inde est trop faible. Il y a là un paradoxe : le capital abonde, mais il n'est pas investi, comme il le devrait, à domicile ; il s'évanouit hors de nos frontières. On peut en retirer une certaine fierté, y voir l'émergence de l'Inde comme un investisseur mondial, mais on peut aussi considérer que ces sorties de capitaux expriment un pessimisme sur l'économie indienne. C'est un clignotant qui doit alerter nos dirigeants parce que cet argent devrait servir les besoins de l'Inde.
Or des obstacles structurels l'en empêchent. Nous souffrons de goulets d'étranglement (infrastructures, ports, aéroports, énergie...) qui découragent l'investissement industriel et freinent la croissance. Le gouvernement peut être critiqué pour de telles carences, mais les milieux d'affaires devraient s'engager davantage pour nouer un dialogue stratégique avec le pouvoir.
L'épuisement du modèle, n'est-ce pas aussi un scepticisme croissant sur le fonctionnement de la démocratie indienne ?
Le risque d'échec est inhérent au projet démocratique : la démocratie est un pari. Je pense néanmoins que l'Inde a les ressources politiques pour régler les problèmes qui se posent à nous. En revanche, je pense que la légitimité du système démocratique risque d'être affaiblie si ces problèmes tardent à être réglés. Déjà, nous voyons des gens descendre dans la rue. En 2011, il y a eu un mouvement animé par Anna Hazare contre la corruption. Dans certaines parties de l'Inde, il y a également des révoltes armées de naxalistes (maoïstes). Et la participation électorale n'est plus aussi aiguë qu'elle l'était dans les années 1990. Il y a le sentiment que le système démocratique ne produit pas des résultats à la hauteur des espérances.
Le thème de l'inégalité devient central. Tout au long de la décennie 1990 et au début des années 2000, la grande question était celle de la religion et du sécularisme. Maintenant, le débat principal tourne autour de l'inégalité. Comment gérer les effets de la croissance économique ? Nous devons réinventer le capitalisme qui correspond aux besoins de l'Inde.
Peut-on réellement dire que le clivage religieux entre la majorité hindoue et la minorité musulmane, qui a pris un tour violent dans les années 1990, a été surmonté ?
Il s'agit d'un argument en vogue mais ce n'est pas aussi simple. La religion peut toujours être exploitée pour diviser les gens. La "politique de l'identité" autour de la religion ou de la caste conserve son importance. Un retour en arrière vers des flambées de violence entre religions ou entre castes n'est pas exclu.
Je pense cependant que la capacité de mobilisation de cette "politique de l'identité" a légèrement décru. De petits signes montrent que la question de la bonne gouvernance pèse de plus en plus dans le comportement des électeurs. La question de l'identité a perdu la centralité qu'elle avait il y a dix ans.
Pourquoi ?
Un premier élément de réponse est la croissance économique. Les gens se focalisent sur l'accès à l'emploi, la formation, la fourniture de services sociaux plutôt que sur des enjeux symboliques - sortir du complexe victimaire et accéder à la fierté.
Un deuxième élément de réponse tient dans l'attitude du Parti du Congrès, revenu au pouvoir en 2004. On peut lui adresser bien des critiques mais sur la question de l'identité, en particulier religieuse, il a calmé le jeu. Il a remis à l'ordre du jour le sécularisme qui avait été affaibli par le précédent gouvernement du Bharatiya Janata Party (BJP, le Parti du peuple indien), issu de la mouvance du nationalisme hindou.
La troisième raison est l'évolution même de ces partis qui avaient jadis mobilisé autour de l'identité. Le Bharatiya Janata Party doit reconnaître qu'un enjeu comme Ayodhya [une ville de l'Etat de l'Uttar Pradesh où la destruction d'une mosquée, en 1992, par des extrémistes hindous avait déclenché des émeutes religieuses à travers l'Inde] n'est plus aussi mobilisateur qu'avant. Le Bahujan Samaj Party (BSP), parti défendant les intouchables, a aussi évolué au point de nouer une alliance avec les brahmanes. Les contraintes électorales ont fini par modérer l'extrémisme de la "politique de l'identité".
Parmi les conséquences de l'émergence de l'Inde, il y a la tension géopolitique avec la Chine. Beaucoup d'Indiens nourrissent une crainte de la Chine, plus développée, plus efficace. Est-ce justifié ?
Il y a en effet une combinaison de crainte, d'envie et d'anxiété. Il y a trente ans, la Chine et l'Inde étaient plus ou moins au même niveau en termes de revenu par habitant. Aujourd'hui, l'écart s'est creusé au profit de la Chine. L'anxiété vient du fait que les Chinois ont pris de l'avance... Mais les Chinois sont maintenant, eux aussi, un peu inquiets face à l'Inde : ils réalisent que cette démocratie indienne folle, désordonnée, anarchique, située juste sous la chaîne himalayenne, est en train d'atteindre un taux de croissance inférieur d'à peine quelques points de pourcentage du leur.
Soudain, l'idée qu'on ne peut pas avoir simultanément la démocratie et la croissance est remise en cause. Ce qu'on appelle le "consensus de Pékin", c'est-à-dire le modèle chinois de développement, s'en trouve affaibli.
Au fond, qu'est-ce qui fait tenir l'Inde ? Comment cette nation peut-elle continuer à exister par-delà de son immense diversité ?
L'Inde est une nation non naturelle. Il n'y a aucune raison pour laquelle l'Inde devrait exister comme nation unie. Dès le lendemain de sa fondation, en 1947, beaucoup anticipaient d'ailleurs son éclatement. Le projet indien a néanmoins tenu, défiant les prédictions. A mes yeux, ce qui tient l'Inde, ce n'est ni la culture, ni la religion, ni l'ethnie, ni la langue : c'est une croyance partagée en une série de principes politiques. Le projet indien est celui d'une société ouverte, telle qu'elle est exprimée dans notre Constitution de 1950. L'Inde se fonde sur cet engagement politique - le droit reconnu à chacun à mener sa propre vie - et non sur une homogénéité culturelle ou religieuse.
Que reste-t-il aujourd'hui de l'héritage des pères fondateurs, Gandhi et Nehru ?
Ils laissent des valeurs et des institutions qui sont toujours vivantes : la démocratie électorale, la sensibilité à la question de l'inégalité. A l'époque de leur combat, Gandhi et Nehru communiquaient beaucoup sur leur vision. Ils échangeaient énormément avec leurs compatriotes, ce qui a nourri un récit sur l'Inde : d'où elle vient, où elle va.
J'ai bien peur qu'aujourd'hui nos dirigeants peinent à formaliser un tel récit. L'horizon politique s'est comme rétréci, réduit à l'immédiateté des cycles électoraux. C'est un danger pour une nation qui est le produit d'une imagination politique remarquable. Nous risquons de perdre de vue ce qui a uni tant de gens à fonder cette nation moderne unique dans sa diversité.
Propos recueillis par Frédéric Bobin